17
Marco
Et voilà, c’était arrivé. J’aurais voulu la rattraper, mais je suis resté planté sur le seuil de la chambre, à poil dans le peignoir éponge. Ma cliente m’a bousculé pour sortir, en me lançant qu’elle n’avait jamais vu ça et qu’elle aurait mieux fait de passer par une agence. J’étais dévasté, j’arrivais même plus à penser. Ou plutôt je pensais qu’à un seul truc : j’allais perdre Fanny. Je l’avais perdue.
Tout seul dans la chambre, je me suis bourré la tête de coups de poing et je me suis mis à chialer sur le lit. Puis je me suis dit que tout n’était pas perdu, qu’il me restait encore une chance, une chance qu’elle m’aime suffisamment pour me pardonner. J’ai jamais mis aussi peu de temps pour aller chez Mémée. Je conduisais comme un malade. J’ai eu du pot de pas avoir d’accident. Je me suis douché, changé à toute pompe. Il s’était passé à peine deux heures depuis l’instant où Fanny avait sonné à la porte de la chambre.
Quand j’ai déboulé à la maison, Maggy, qui faisait du repassage, m’a regardé d’un sale œil. Karine était en train de recharger sa caméra. Pas de Fanny en vue.
— Fanny est là ?
— Dans sa chambre. Je sais pas ce qu’il s’est passé, mais je l’ai jamais vue dans un état pareil, m’a répondu Maggy d’un ton glacial.
J’ai bondi sur la porte, mais elle était fermée de l’intérieur.
— Ouvre-moi, Fanny ! S’il te plaît !
Karine s’est remise à filmer. Enfin quelque chose d’intéressant. De l’intérieur Fanny a crié qu’elle voulait plus me voir, que je foute le camp.
— Il faut que je te parle, Fanny ! S’il te plaît !
Maggy s’est arrêtée de repasser. J’ai tambouriné contre la porte. Maggy s’est levée en criant que j’étais un malade et que j’allais défoncer la porte. Mais je l’entendais même pas et je continuais à taper sur la porte. Karine buvait du petit-lait en filmant.
Finalement la porte s’est entrouverte sur Rosalie, l’air hostile. Je suis entré dans la chambre, en refermant la porte au nez de Karine.
— Qu’est-ce qui t’a pris d’aller coucher avec une vieille ? m’a lancé Rosalie.
Elle est retournée près de Fanny, qui était couchée en chien de fusil sur le lit, et qui a détourné son regard dès qu’elle m’a vu.
— Fanny…
Elle s’est redressée un instant, son visage était gonflé de larmes.
— Fous le camp d’ici ! Tu me dégoûtes !
J’ai eu une seconde l’envie de partir, de me cacher, d’aller me bourrer la gueule et de plus penser à rien. C’était la dernière chose à faire. Je regardais Fanny sangloter dans les bras de Rosalie qui la berçait comme une enfant. Je me suis assis au bord du lit, Fanny s’est blottie au maximum contre Rosalie. Rosalie me regardait en hochant la tête, elle avait l’air navré.
— Écoute-moi, Fanny… laisse-moi au moins te parler.
Elle s’est mise à crier :
— Je sais ce que tu vas me dire ! Des mensonges, parce que tu es un menteur ! J’ai jamais pensé que tu étais un menteur !
Elle est retombée sur le lit en pleurant.
— C’est vrai, je t’ai menti, Fanny… je t’ai menti…
Et moi aussi je me suis mis à pleurer. Fanny m’a regardé du coin de l’œil, à travers ses larmes. Rosalie s’est levée et a dit qu’il fallait qu’elle y aille, qu’elle avait même pas fait le dîner avec toute cette histoire, en plus Jonathan avait oublié ses clés. Quand elle a ouvert la porte pour sortir, Maggy et Karine étaient là, aux écoutes. Karine a immédiatement braqué sa caméra sur moi. Je sais pas si j’aurais dû gueuler comme je l’ai fait, mais je pouvais pas me retenir.
— Comment veux-tu qu’on se parle ! On est cernés ! On peut pas baiser, on peut pas péter, on peut rien faire dans cette baraque ! C’est mission impossible !
Maggy ne m’a même pas jeté un regard.
— Qu’est-ce qu’il se passe ma chérie ! Regarde comment elle pleure ! Qu’est-ce qu’il t’a fait ?
Elle a fait un pas dans la chambre et Fanny s’est levée du lit d’un bond. Elle gueulait aussi fort que moi.
— Vous pouvez pas nous foutre un peu la paix !
Merde ! C’est pas vos oignons !
Elle a voulu refermer la porte, mais Maggy l’a retenue.
— On entend crier, c’est normal qu’on soit inquiètes.
— T’as peur de quoi ? Qu’il me tape ?
Karine a ajouté qu’elle était désolée, mais qu’on était pas tout seuls dans l’appart. Que même si elles ne voulaient pas écouter, elles étaient bien obligées d’entendre.
Fanny a voulu saisir la caméra de Karine, en menaçant de balancer cette merde par la fenêtre, Karine a résisté, et Maggy a récupéré l’objet pour le mettre en lieu sûr, pendant que les deux sœurs se prenaient aux cheveux en hurlant des insultes. Maggy a voulu les séparer, elle s’est pris un coup de coude dans le ventre et a été projetée contre moi. Je suis tombé sur le lit, sous le poids de Maggy qui n’a rien d’une sylphide. Fanny et Karine ont arrêté de se battre, et Maggy en faisait des caisses en se plaignant que ça allait réveiller son fibrome.
On s’est retrouvés tous les quatre autour de la table de la cuisine, Fanny et Karine avec des cheveux en moins, Maggy soufflant comme un phoque en buvant une tisane et moi, la tête vide, avec une grosse envie de vomir. Il y a eu un bon quart d’heure de silence. Tout le monde récupérait, en évitant soigneusement de se regarder. Puis Maggy a demandé qu’on lui explique, c’était bien la moindre des choses, vu qu’on était quand même sous son toit. J’ai vu que Fanny se raidissait. Elle n’a pas répondu tout de suite.
Alors j’ai dit que c’était de ma faute. Tous les regards se sont tournés vers moi et j’ai senti dans celui de Fanny qu’elle me suppliait de la fermer, de rien dire. De toute façon, fallait que je trouve un truc, on trouve toujours des trucs plausibles. Mais j’ai pas eu le temps de chercher. Fanny s’est lancée dans une explication et je dois reconnaître qu’elle était vachement plausible. Elle-même ne devait pas se douter combien elle était près de la vérité. Elle était venue me chercher sur mon chantier et elle m’avait trouvé avec une bonne femme, en train de boire un café et de rigoler. C’était la proprio et elle avait l’air très étonnée que je sois marié. Elle avait même été désagréable avec Fanny. En plus elle me lançait des regards vraiment lourds. Fanny s’était mise en colère, on s’était engueulés sur place, elle s’était tirée et voilà.
Maggy me regardait d’un œil suspicieux.
— C’était qui cette bonne femme ?
— Ben… la proprio, j’ai répondu après un temps.
— Qu’est-ce qui s’est passé entre vous ?
— Rien… On rigolait, c’est tout.
C’est la première fois que ça me faisait bizarre de mentir.
— Je savais pas que t’étais jalouse comme ça, a dit Maggy. On n’a pas le tempérament jaloux dans la famille. Peut-être qu’on aurait dû, a-t-elle ajouté pour elle-même.
Une odeur de brûlé a arrêté la discussion. C’était le rôti de porc que Maggy avait oublié dans le four. On l’a mangé quand même, parce qu’on gâche pas, mais de toute façon personne avait faim. Karine a desservi la table sans qu’on le lui demande cinq fois, et Fanny a déclaré qu’on sortait, elle et moi. Maggy a suggéré qu’on aille au cinéma, qu’il y avait un film bien au multiplex. Fanny a dit que peut-être, on verrait.
Nous ne sommes pas allés au cinéma, on est juste descendus dans la cour de l’immeuble. Jonathan, qui jouait au foot avec ses copains, nous a fait un grand signe, mais on lui a pas répondu. J’arrivais pas à me lancer, je marchais de long en large devant Fanny, et rien ne sortait.
— Bon, tu peux parler, là ! Personne t’écoute !
Qu’est-ce que tu as à me raconter comme salades ?
— Je vais pas te dire de salades, Fanny. Elle a haussé les épaules :
— Tu parles !
Son visage était encore boursouflé par les larmes, j’avais envie de la prendre dans mes bras, mais je me suis retenu.
— La femme que tu as vue...
— Ta maîtresse ?
— C’est pas ma maîtresse.
— Arrête tout de suite ! Tu vas me dire aussi que tu l’as pas sautée pendant que tu y es !
Je lui ai fait signe de parler moins fort, à cause des mômes qui jouaient au foot. Elle m’a répondu en baissant la voix qu’elle en avait rien à foutre, et que je détournais la conversation et que, quoi que je dise, c’était gros comme une maison que je l’avais sautée.
— J’ai jamais dit le contraire… Mais c’est pas ma maîtresse. C’est ma cliente.
— Ta quoi ?
— Ma cliente… Elle… (ça c’était dur à sortir) elle me paye.
Fanny ne voyait pas du tout de quoi je parlais. Pourquoi je disais pas la vérité, au lieu d’inventer n’importe quoi, ça me servait à quoi ? Je lui ai juré que c’était la vérité. Elle est restée un moment silencieuse à me regarder. Et là, elle a compris.
— Elle te paye ? Comme une… comme une pute ?
Elle a dit le mot très vite, je devinais que ça lui salissait la bouche. Elle m’a lancé un regard horrifié. Elle a répété à voix basse :
— Tu fais la pute ? Pourquoi ? Pourquoi tu as fait un truc aussi dégueulasse ?
— Tu t’es jamais demandé comment on arrivait à payer les traites à chaque fois ? S’il y avait eu que les chantiers avec Toutoune, il y a un bail que tu lui aurais dit adieu, à ton salon ! Merde ! Je l’ai fait pour qu’on s’en sorte !
Elle ne bougeait pas, elle était toute blanche, les lèvres pincées, et elle s’est mise à trembler. Je me suis approché et je l’ai prise dans mes bras, elle était comme un bout de bois, elle réagissait pas.
— Je t’aime tellement, Fanny… tellement…
Elle a fini par se dégager et s’est appuyée contre la porte de l’immeuble. En la rejoignant, j’ai découvert ce qu’elle ne voyait pas : derrière elle, au fond du hall d’entrée, Maggy et Karine sortaient de l’ascenseur. Malgré elle, Fanny a suivi mon regard.
— Regarde le nid, je lui ai dit, en voyant Karine actionner sa caméra.
Je l’ai prise par la main et je l’ai entraînée dans la voiture, qui était garée en face.
On roule sur le périph’, la circulation est fluide et il commence à pleuvoir. On est seuls pour la première fois depuis… enfin depuis. Fanny évite mon regard, d’ailleurs je regarde droit devant moi. Mais je la vois dans le rétro. Elle a des yeux tristes, fatigués, battus. On a eu le temps de faire un tour entier de périph’ avant qu’elle parle. Moi j’y arrive pas, c’est bloqué dans le fond de ma gorge.
— Ça a commencé comment ?
Alors je lui ai raconté, depuis le début, le chantier avec Toutoune que j’avais fini tout seul, la bonne femme qui m’avait sauté dessus, j’entrais pas trop dans les détails, je voyais qu’elle souffrait.
— Une vieille ?
— Quarante, je sais pas…
— Une vieille, quoi ! Et tu t’es laissé faire ?
— Ben non, je suis resté poli, je gardais mes distances… Puis elle m’a fait comprendre qu’elle était prête à me filer du fric.
— Ah oui, elle te propose du fric et hop, tu y vas, toi, tu te poses pas de questions ?
Je la sens de nouveau au bord des larmes.
— Bien sûr que je m’en suis posé des questions !
Je m’en suis drôlement posé ! Rappelle-toi à cette époque c’était vraiment serré… Vous saviez même pas si vous alliez le garder, le salon… Avec Maggy qui râlait qu’elle l’avait prévu, que c’était une folie dès le départ… Et toi qui arrivais pas à dormir la nuit…
Elle répond pas.
— Ben vous l’avez gardé, le salon…
Un silence long de trois kilomètres au compteur.
— Et comment tu fais pour bander ?
J’étais sûr qu’elle allait me demander ça. Putain ! Comment lui expliquer que c’est pas un problème, que ça vient naturellement, que la femme en face de vous a toujours quelque chose qui finit par vous exciter.
— Je t’ai posé une question ! Comment tu fais ?
— Je sais pas… ça vient comme ça… je trouve un truc qui m’excite et puis un mec c’est…
Elle finit la phrase à ma place :
— C’est dégueulasse ! dégueulasse !
— Tu veux la vérité, je te la dis ! Et puis je mets des capotes ! À chaque fois !
Je lui ai dit la vérité, je lui ai montré la vérité. Nous sommes allés dans ma mansarde, chez Mémée. J’ai allumé mon ordinateur et j’ai ouvert ma page Internet. Elle la regardait aussi fascinée qu’un oiseau par un serpent. Son regard allait de la photo sur l’écran à l’original écroulé comme une merde sur le lit, qui n’osait pas la regarder. J’avais la honte, j’osais à peine bouger tellement j’avais la honte. Elle a fini par dire :
— Patrick… Je trouve ça nul, Patrick… Je te connaissais pas, je sais pas qui tu es… Je connais pas le mec qui est en face de moi.
Elle a éclaté en sanglots. Elle était là qui pleurait face à l’ordinateur, et moi prostré sur le lit, recroquevillé, avec l’envie de disparaître… D’un coup j’ai bondi, j’ai ouvert la penderie remplie des costards de Patrick, j’en ai pris un et j’ai commencé à le mettre en pièces. J’y suis presque arrivé et pourtant c’est dur à déchirer un costard. « Plus jamais ! » je gueulais. « Plus jamais ! C’est fini ces conneries ! » Je me suis mis à chialer tout en m’acharnant sur la manche d’une veste en lin.
Je suis tombé à genoux devant la penderie ouverte. On est restés comme ça à pleurer tous les deux un petit moment.
— Qu’est-ce qu’on va faire ? a demandé Fanny d’une toute petite voix.
Je me suis traîné jusqu’à elle, j’ai posé ma tête sur ses pieds.
— Je t’aime, mon amour, je veux pas te perdre… Fanny, je veux pas te perdre.
Elle a répété :
— Qu’est-ce qu’on va faire maintenant ?
Je me suis redressé, plongeant mon regard dans le sien.
— Tu m’aimes encore ? Tu m’aimes encore, mon amour ?
Elle ne m’a pas répondu. Les larmes continuaient à couler sur ses joues, sans bruit.
— Réponds-moi, tu m’aimes plus ? Tu m’aimes plus, mon amour adoré ? Tu me laisses une petite chance ? Dis-moi… Une petite chance, dis, amour de ma vie…
Elle m’a demandé un mouchoir. J’avais pas de mouchoir, ni de Kleenex. Je suis allé prendre du PQ aux toilettes et j’ai rapporté le rouleau. Elle a eu un petit rire entre deux sanglots en le voyant. Elle s’est mouchée énergiquement, et même après elle avait un petit loup au bout du nez, et je l’ai fait se moucher comme les bébés.
— Une petite chance, j’ai répété… s’il te plaît…Fanny…
Elle a fait oui de la tête, et a ajouté très bas :
— On peut essayer… Je sais pas si on va y arriver.
— On va y arriver, mon amour, on va y arriver.
Je l’ai prise dans mes bras, je l’ai serrée à l’étouffer contre moi, elle se laissait faire, elle était toute molle. J’étais tellement soulagé de ne plus avoir à lui mentir.
On a passé la nuit comme ça, blottis l’un contre l’autre, tout habillés, dans le lit une place de mes seize ans.